Danser à l’aveugle

20 avril 2013

Alors, on danse offre un espace de liberté aux handicapés visuels, un échange qui souligne la beauté et les difficultés des non-dits en danse.

Certains ont les yeux fermés. D’autres ont le regard voilé, qui plane et divague. Aveugles ou amblyopes, ils ont accepté l’ultime défi de participer à un atelier de danse. À les voir exécuter quelques mouvements, si timides soient-ils, sans autres repères que la voix de la chorégraphe qui les guide, on comprend que ce sont de véritables funambules. Car si le sol ne se dérobe pas sous leurs pieds, c’est tout leur environnement qui se soustrait à leurs yeux.

Une dizaine de non-voyants et semi-voyants, jeunes et vieux, ont accepté de relever le défi lancé par le centre chorégraphique Circuit-Est, en collaboration avec le Regroupement des aveugles et amblyopes du Montréal métropolitain (RAAMM). L’atelier Alors, on danse se déroule les samedis depuis le 2 février. Le 27 avril, à l’occasion de l’événement Québec Danse, les portes du studio s’ouvriront au grand public curieux d’assister à leur dernière rencontre et à la courte chorégraphie qui en a découlé. « J’appelle ça un partage, pour désamorcer la pression », dit la chorégraphe Catherine Tardif de la compagnie Et Marianne et Simon.

L’atelier est mené dans un esprit de médiation à double sens : sensibiliser les handicapés visuels à la danse et sensibiliser les jeunes des écoles à la réalité d’être non-voyant, par l’entremise d’un document audiovisuel résultant de l’atelier.

C’est ce dernier aspect qui a entraîné José Boyer dans l’aventure. Celle qui travaille au RAAMM trouvait fantastique de rejoindre les enfants de cette façon. « C’est quand ils sont jeunes qu’ils peuvent le plus comprendre ce qu’est un handicapé visuel, savoir comment les aider. Ça les aide à ne pas figer devant la personne. »

Rencontre avec l’inconnu

Marie-Hélène Ménard, qui, de son seul œil gauche, souvent fatigué, voyait jusqu’ici les non-voyants de haut, a été fascinée par l’esprit collaboratif spontané qui émerge d’une rencontre entre handicapés visuels. « Il y a beaucoup de complicité, personne n’est laissé tout seul », dit celle qui s’entêtait jusqu’ici à faire tout, toute seule, alors que « c’est tellement plus facile avec des gens qui comprennent ».

« Avec ce sens en moins, je me demandais quelles seraient leurs perceptions sensorielles du mouvement, du débalancement, de tout ce qu’on fait en danse, confie Sarah Hanley, danseuse et médiatrice culturelle pour ce projet dont elle a eu l’idée. C’est une rencontre avec l’inconnu pour moi. »

Le plus grand obstacle pour Sarah et la chorégraphe Catherine Tardif, tout comme pour les participants d’ailleurs, s’est révélé au cœur même de l’activité, dans la transmission de la chorégraphie, la description essentielle des mouvements à exécuter. « Les gens apprennent beaucoup par imitation visuelle tandis que, dans notre cas, c’est complètement autre chose », confie André Beaudoin dans le document vidéo réalisé par Xavier Curnillon.

« C’est dur de décrire exactement les mouvements, dit pour sa part Sarah Hanley, qui évolue pourtant dans le milieu de la danse depuis plus de 15 ans. Les participants semi-voyants l’expliquent mieux que moi, ils pensent à souligner le petit haussement d’épaule. »

« Tu te lances dans l’espace pour faire un mouvement que t’as jamais vu de ta vie ! », lance Marie-Hélène pour résumer l’expérience des participants. Autant se jeter dans le vide. Et pourtant, ce vide entièrement neutre (sans obstacle physique) et ouvert à eux seuls leur a offert un espace de grande liberté et de détente pour ceux qui sont « toujours sur [leurs] gardes », rappelle Jonathan Belgarde dans le documentaire.

« France [Poulin] me disait : « C’est le seul endroit où je me promène sans canne, sans chien » », rapporte Sarah Hanley. Vrai que, sur les lieux, même les chiens guides restent à la porte.

Pour la petite chorégraphie d’une vingtaine de minutes, Catherine Tardif a choisi un court extrait de sa pièce Le show western, adaptée pour l’occasion. Car l’autre surprise pour les danseuses professionnelles fut de constater un rapport au temps totalement différent.

« On a beaucoup travaillé les mouvements dans la lenteur et la répétition », précise Mme Hanley. Malgré tout, une seule section se déroule en miroir, où les apprentis danseurs se guident à l’aide de leurs mains. Comme quoi il suffit de peu pour susciter l’émoi. « Des fois ils lèvent un bras et on s’extasie parce qu’ils ont tellement une présence physique singulière, confie Catherine Tardif. Ils sont toujours à l’écoute de l’espace. » Une qualité dont rêvent tous les danseurs professionnels…

Extrait d’un article de Frédérique Doyon publié dans Le Devoir, le 20 avril 2013.

Source : http://www.ledevoir.com/culture/danse/376154/danser-a-l-aveugle