« J’ai jamais vu mon mari. J’ai jamais vu mes enfants. » Dans le quotidien d’une personne non-voyante.

28 juin 2018

Il y a quelque chose de réconfortant dans le fait de savoir que je m’en vais rencontrer quelqu’un qui ne voit pas. C’est moins stressant, on dirait. Chaque fois que je chiale pour des niaiseries ou à cause des inconvénients que me cause parfois ma légère surdité héréditaire, j’ai tendance à me répéter quelque chose du genre « ah c’est pas grave, ça pourrait être pire, j’pourrais être, genre, aveugle ».

Pourtant, si j’me fie à Pascale Dussault, directrice générale du RAAMM (Regroupement des aveugles et amblyopes du Montréal métropolitain) et aveugle depuis 35 ans, ce ne serait pas la fin du monde, ça non plus. J’suis allé la rencontrer à son bureau pour jaser avec elle de sa condition. Voici des extraits de notre conversation.

Pascale, premièrement, c’est niaiseux, mais les lumières sont allumées dans ton bureau. Est-ce que c’est juste par courtoisie parce que tu savais que j’m’en venais, ou…?
Haha! C’est ma collègue qui les a allumées deux minutes avant que tu arrives. Sinon, moi je ne les allume pas. J’travaille dans le noir. Certaines personnes aveugles peuvent encore percevoir la lumière, mais pas moi.

Peut-on dire aveugle ou doit-on dire non-voyant?
Tu peux utiliser le terme que tu veux, pourvu que tu mettes le mot « personne » devant celui-ci. On ne dit pas « un aveugle », mais plutôt « une personne aveugle ».

Tu as perdu la vue à quel âge?
J’avais 17 ans. Avant ça, j’avais une vision normale. Ça fait maintenant 35 ans que je ne vois plus.

Qu’est-ce qui a causé ça?
Dans mon cas, c’est un décollement de la rétine, mais y’a plusieurs facteurs différents qui peuvent rendre quelqu’un aveugle. Moi, ma perte de vision s’est faite rapidement. J’ai perdu 50 % d’un coup et moins de 2 ans après, j’voyais pu rien.

Ça doit être tout un deuil?
C’est sûr que quand tu perds la vue aussi rapidement, c’est un choc. Par contre, les gens qui ont une maladie qui fait en sorte qu’ils deviennent aveugles plus lentement doivent vivre un deuil pratiquement quotidiennement, eux. Chaque fois qu’ils commencent à s’habituer, leur vision baisse. Ils s’accrochent tellement à leur vue qu’ils attendent toujours jusqu’au dernier moment avant de commencer à apprendre le braille ou à utiliser une canne. Ils sont souvent dans le déni et vont se résigner seulement au moment où ils ne verront à peu près plus rien. Tant et aussi longtemps qu’ils voient encore un peu, ils s’accrochent à ça.

Qu’est-ce qui est « moins pire » selon toi, naitre aveugle ou le devenir?
Y’a un avantage et un inconvénient dans les deux cas. Si tu as déjà vu, tu as un deuil à faire, mais au moins, tu peux te représenter des choses dans ta tête. La personne qui n’a jamais vu n’a pas de deuil à faire, mais l’inconvénient, c’est que t’as beau lui expliquer à quel point il est beau le lac et le coucher de soleil, elle l’a jamais vu!

J’me surprends à me fermer les yeux en lui parlant.

Es-tu encore capable de visualiser pas mal tout ou alors est-ce qu’on oublie avec le temps?
J’suis capable de visualiser tout ce que j’ai déjà vu. J’ai rien oublié. Par contre, les trucs comme les ordinateurs, c’est sûr que j’ai plus de difficulté à me les représenter parce que j’ai jamais vu ça.

Tu es mariée. Est-ce bizarre d’être en couple avec quelqu’un sans savoir de quoi il a l’air? Essayes-tu de visualiser ton mari?
Je suis avec le même homme depuis 24 ans et j’ai eu 2 enfants. J’ai jamais vu mon mari, j’ai jamais vu mes enfants. C’est sûr que j’aimerais ça. Surtout mes enfants. Mais j’y peux rien. Quand ils étaient petits, j’essayais un peu de les imaginer. Mon mari me disait des choses du genre « Ah si tu les voyais, ils sont tellement à croquer quand ils font telle ou telle affaire ». Mais maintenant, ils sont adultes et même si je voulais les voir, comme j’ai dit, je n’y peux rien.

Et en général, essayes-tu de visualiser les gens? Comme là, on se parle. Essayes-tu de m’imaginer?
Pas du tout.

Te soucies-tu de ton apparence?
On vit dans un monde de voyants, donc même si on ne voit pas, on fait attention pour ne pas être habillé tout croche. Pour certaines personnes aveugles, la beauté est encore importante. Y’a des jeunes filles aveugles qui, lorsqu’elles ont une date, montre une photo à leurs amies pour leur demander si le gars est beau et combien elles lui donneraient sur 10. Moi personnellement, j’m’en fous. Les personnes aveugles sont aussi très sensibles à l’odeur et à la façon dont les gens parlent. Mon mari, ce qui m’a plu, c’est sa voix, le fait qu’il soit drôle.

Ton mari et tes enfants voient tous les trois. Vivre avec des voyants lorsqu’on est aveugle, est-ce parfois frustrant?
C’est sûr qu’ils vivent comme des voyants. Si mon chum laisse trainer une coupe de vin, ça se peut que j’la fasse tomber. En même, laisse-toi pas trainer, je ne les vois pas, tes affaires! Par contre, y’a aussi de bons côtés. Mon mari m’aide à choisir mes vêtements, par exemple. Il est très bon, d’ailleurs, j’me fais souvent complimenter quand j’porte des vêtements qu’il a choisis.

Est-ce que c’est vrai que tes autres sens se développent davantage quand t’es non-voyant?
Les gens pensent que nous autres, on a de meilleures oreilles, un meilleur odorat et un meilleur touché, mais c’est juste qu’on les utilise davantage. On est plus attentif, c’est tout.

Te sens-tu parfois déconnectée? Comme si tu étais un peu dans un autre monde?
J’aurais tendance à te dire que oui, probablement. En plus, en 2018, on est dans un monde très visuel.

On a communiqué par courriel, toi et moi, comment ça fonctionne?
Moi, j’utilise une synthèse vocale. Tout ce que j’écris ou que je lis, je l’ai en synthèse vocale. Les gens sont surpris d’apprendre que les aveugles utilisent internet et un téléphone intelligent…

J’me surprends à m’empresser de parler lorsqu’il y a un silence. Les silences sont différents quand tu jases avec quelqu’un qui ne voit pas. Plus lourds, on dirait. Y’a aucun visuel pour les accompagner.

À cause de ta situation, as-tu déjà vécu de l’abus? Te sens-tu vulnérable?
C’est sûr que les personnes aveugles se sentent plus vulnérables en général. Par exemple, on essaye de ne pas avoir de billets de 100 sur nous. Quoique maintenant, les nouveaux billets sont identifiés donc on peut faire la différence entre un billet de 5 et un billet de 100. En général, les gens sont pas mal gentils, mais oui, ça arrive que certains profitent du fait qu’on ne voit pas.

Dans les endroits publics, est-ce que vous aimez quand les gens vous offrent de l’aide ou ça vous gosse?
Non, j’aime ça et je l’accepte volontiers! Mais il ne faut pas que les gens s’offusquent quand on dit non. Parce que des fois, on sait très bien où on s’en va et leur aide va nous nuire plus qu’autre chose.

Si on veut aborder une personne aveugle, à quel point doit-on respecter sa bulle? J’serais porté à la toucher pour qu’elle sache que je m’adresse à elle, c’est correct?
Généralement, j’te dirais, mets ta main sur le bras de la personne pour qu’en effet, elle sache que c’est à elle que tu t’adresses. Le reste va suivre. Si tu ne fais pas ça, j’le sais pas que c’est à moi que tu parles. Des fois, y’a des gens qui nous offrent de l’aide pour traverser la rue, mais ils ne nous touchent pas et ne nous parlent pas. Donc moi, je pense qu’ils sont partis!

J’réalise que j’ai encore les yeux fermés en lui parlant. C’est weird.

À quel point est-ce difficile de se trouver un emploi lorsqu’on est non-voyant?
Les personnes aveugles sont les moins employées, simplement parce que les gens pensent qu’une personne aveugle ne peut rien faire. C’est sûr que je ne pourrais pas être pilote d’avion, mais on peut faire plein de choses. Les grosses entreprises ont des quotas à respecter pour les minorités visibles, mais ils vont engager pas mal toutes les sortes de minorités avant de choisir l’aveugle.

Admettons que j’ai une envie incontrôlable de flatter le chien guide, j’peux-tu?
Non! Tu le distrais. Si tu es à la maison et que le maitre te dit que tu peux jouer avec, alors oui. Mais si le chien est en harnais, au travail, tu ne t’en occupes pas. C’est un outil, une aide à la mobilité.

Comment ça fonctionne pour les chiens? Qui en a un? C’est un choix personnel?
Effectivement, c’est un choix personnel. Ce n’est pas parce que t’es aveugle que t’aimes nécessairement les animaux ou que tu as envie de t’en occuper. J’dirais qu’en moyenne, y’a plus de personnes aveugles avec une canne qu’avec un chien. Ce n’est pas tout l’monde non plus qui a envie de ramasser du poil et des cacas.

C’est quoi pour toi, la peur? On dirait que la plupart de mes peurs sont visuelles.
J’ai une peur phobique des chats et des bibittes. C’est pire parce que je ne vois pas. J’en imagine même quand y’en a pas, des bibittes. Et les chats, c’est parce que tu ne les entends jamais venir. Un moment donné, tu marches et tu piles dessus parce que bien sûr, ça ne s’tasse pas, un chat… En plus, ça te grimpe après la jambe… Non non non!

Quelle activité fais-tu pour le plaisir?
Le social, c’est quelque chose de pas mal populaire chez les personnes aveugles parce que c’est facile et accessible. Y’a rien de plus simple que de s’assoir et de jaser! D’ailleurs, si on parle de tout handicap confondu, ce sont les aveugles qui sont reconnus pour être ceux qui argumentent le plus et qui revendiquent le plus.

Est-ce parce que quand on ne voit pas les gens, on est moins gêné? Est-ce moins intimidant de parler à quelqu’un si on ne le voit pas?
Non, en fait j’pense même que c’est le contraire parce que la prise de contact est beaucoup plus difficile quand tu ne vois pas. Moi, j’suis directrice générale et si j’men vais à une rencontre ou à un 5 à 7, les gens ne sont pas portés à venir me parler parce qu’ils ne savent pas comment s’y prendre et moi, comment je fais pour les aborder? Je ne les vois pas! Dommage parce que j’aime pas mal ça, jaser!

J’aurais justement continué de jaser avec cette perle de femme pendant des heures et ce, les yeux ouverts ou fermés. On parle souvent de « s’ouvrir les yeux » dans notre société, mais si j’me fie à la belle sagesse de badass que dégage Pascale Dussault, peut-être que ça nous ferait du bien de les fermer, aussi, des fois. Ou alors, de s’y fier un peu moins.

 

Un article de David Cloutier, publié dans le magazine Urbania le 26 juin 2018

Source : http://urbania.ca/article/jai-jamais-vu-mon-mari-jai-jamais-vu-mes-enfants/